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Le mur invisible
Il est là, invisible, impalpable, immuable, depuis des centaines de lustres. Je ne le vois pas, ne l'entends pas, ne le sens pas. Je le ressens au fond de moi. Je sais qu'il ne suffit pas de vouloir, je sais qu'il ne suffit pas de pouvoir. Il entrave ma vie et, peu à peu, sous couvert d'une présence quotidienne, presque rassurante, je me suis habituée à lui, à sa présence et à ce défi insurmontable...
Je me laisse bercer par les illusions projetées sur lui. Milles arabesques étincelantes en théâtre d'ombres chinoises couvrent les courbes de son corps ferme. Et, hypnotisée, je me laisse envahir par une torpeur paralysante.
Apathie.
Accoutumance lassante.
Il ne disparaîtra pas si facilement. Le regard vide, je les fixe en attendant qu'il s'effondre. De sa propre volonté.
Seul.
Derrière lui, autour du feu, ils dansent une farandole infernale, sensuelle et endiablée.
Ils s'enlacent, s'embrassent, se pénètrent l'un l'autre jusqu'à s'affronter ou s'aimer. Chacun d'entre eux possède sa propre personnalité.
Ils m'envoûtent de leurs cursives courbes et me séduisent de leurs ondulations méandriques. Leurs formes se mêlent, se démêlent, brouillent leurs subtils contours.
Ils me narguent, se moquent et ricanent.
J'aimerais les saisir, caresser leurs traits d'une main leste et tendre. Agile.
J'aimerais épouser leurs formes de toute mon âme et m'extasier de leurs sens, mais derrière cette barrière de verre impénétrable qui se dresse entre eux et moi, ce mur invisible, je ne peux que me languir de leurs charmes.
Ils sont intouchables !
Ils sont intouchables...
Les années passent...
Ils jurent de m'attendre, mais je n'en peux plus de ce temps qui me défie en traçant sa route. Sans m'attendre lui. Pourquoi m'attendrait-il ?
Que seras-tu heureuse d'avoir accompli une fois sur ton lit de mort, à l'aube de ton dernier souffle ? Et que regretteras-tu au crépuscule de tes jours ?
On me jure qu'il n'y pas de temps, qu'il n'y a pas d'espace, qu'ils n'existent pas. Pourtant, comme tous, je les ressens et les expérimente dans mon corps fatigué de longues marches au cœur des bois, dans mes veines bleuies qui gondolent ma peau diaphane, dans mon ventre...
Et il est là, lui, le sourire espiègle, à me contempler du haut de son vénérable sommet. Il passe au-dessus des murs, lui. Il vole. Il s'affranchit des codes et des qu'en dira-t-on... il crée, il déclame et sourit.
« Ose ! Rejoins-moi », m'enjoint-il.
Et il bondit d'un côté et de l'autre avec une telle illusion d'aisance... puis il se mêle à eux. Leurs formes se mélangent, se dévorent et je ne peux bientôt plus les distinguer les uns des autres.
Mon cœur se serre.
Et par intermittence, il bat à rompre ma poitrine. Il veut s'extirper de ma cage thoracique. Mes entrailles se tordent, des nausées remontent, preuves de mon insécurité. Mon corps réclame que j'agisse et pourtant, je reste là, lasse déjà de l'effort à demander à ma carcasse exténuée.
J'entends alors cette voix intérieure qui s'exclame :
« Écoute-les !
Vois-les !
Hume-les !
Goûte-les !
Touche-les !
Ressens-les...
Saisis-toi de ta propre liberté, de ta propre vie, de ta propre âme !
Aime ton âme, me hurle-t-elle.
Aime ton âme ! »
Et ces mots pulsent en moi comme autant de tambours rituels. À chaque coup sur la peau, ils résonnent dans mon crâne. La cadence s'accélère. Ils me saisissent, s'emparent de moi, me secouent. Les esprits veulent me réveiller. Et ma tête, mon torse ballottent d'avant en arrière en proie à leurs assauts multiples, violents.
Alors, en bonne servante épuisée, à genoux devant l'improbable, j'explose d'un cri le mur devant moi qui se brise en mille éclats scintillants ; ma délivrance s'y miroite jusqu'à l'infini...
Mise en abîme de mon âme souveraine.
Anywhere out of the World, 26 novembre 2021 * 01h01