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Le Jardin des délices - Podcast créatif

Wabi-sabi, la beauté de l'imperfection

Nous avons toustes des cicatrices.
Plus ou moins profondes.
Plus ou moins soignées.
Plus ou moins à vif.
Ces plaies deviennent nos particularités, parfois nos fragilités. Souvent on n'en discerne pas la beauté, la lumière et l'art que l'on peut en tirer.
Extraire de soi les démons qui nous hantent et les livrer aux mondes n'est pas chose aisée. Mais qu'est-ce que ça peut nous libérer !

Mon cœur, ce jour-là, s'est fissuré.
Je pense que s'il avait provoqué un son, à ce moment précis, vous, Monsieur, à l'autre bout de la ligne, auriez perçu le son cristallin de la fêlure.
Immédiate.
Instantanée.

Un miroir qui explose en millions d'étoiles, un verre qui se brise en une multitude d'éclats, les rafales algides qui arrachent les fûts des arbres centenaires, le tonnerre qui gronde et résonne dans les entrailles de la Mère nourricière. La Terre qui s'ouvre, souffre. La foudre qui s'abat et tranche en deux mon cœur.

Des mots qui saignent.

Peut-être ce son a-t-il une fréquence étrange que seuls les humains ne peuvent percevoir... une souffrance subtile, silencieuse à nos oreilles.
Inaudible.

En tout cas, vous, vous n'avez rien entendu.

Depuis, je ressens cette faille dans ma poitrine qui se creuse à chaque déception : un contact pro, artistique encourageant qui ne répond plus, un.e ami.e qui ne prend plus de nouvelles, un événement important, festif, à partager sans un.e seul.e proche présent.e, un rendez-vous téléphonique qui n'aboutit pas, la disparition d'un être aimé...
Souffrances triviales.
Mensonges, trahisons, manipulations...
Et puis, plus largement...
La vie qu'on broie, pollue, saccage, soumet, piétine.
La vie qu'on malmène, agresse, outrage, massacre, élimine.
La vie qu'on sacrifie, torture, ravage, viole, extermine.
La vie qu'on exécute...
Sans états d'âme.

Je me perds dans toutes ces émotions envahissantes. Avilissantes. Paralysantes.

Impuissante.

Elles me submergent...

La sensation est physique.
Au milieu de la poitrine, désormais, j'ai une gêne constante, un trou qui avale le jour et dégueule mes nuits.
Ma lumière se ternit, s'étiole et l'étincelle s'essouffle peu à peu...
Je m'isole.
Je m'enferme.
Mon ombre aimerait m'engloutir, me dévorer.
Me déchiqueter.

Je cherche une clarté, quelque chose qui luit puissamment, là-bas, au bout de ce tunnel de noirceurs.
D'horreurs humaines inhumaines.
De violences inouïes.
Et plus j'avance au milieu de cette obscurité aliénante, plus la lueur sera intense et rayonnante, éblouissante, plus elle sera proche de moi.
Le cheminement qui me mène à elle est irrémissible, impossible d'en changer le moindre relief : elle en deviendra palpable.
Elle m'inondera, elle m'enrobera. M'auréolera.
Aura de lumière flamboyante.
Halo de feu vivant.
Ombre et lumière qui s'entremêlent. En moi.
Elle me réchauffera...

On me dit qu'un cœur brisé se recoud avec de la beauté. Avec du temps aussi. Alors, j'ai trouvé le plus extraordinaire des fils, le plus magnifique, le plus rare, le plus doux, le plus étincelant, le plus fou aussi. La néphile à la solide soie dorée me l'a offert pour me rafistoler.
Alors, j'ai enfilé ce sublime fil dans le chas d'une aiguille effilée d'une finesse exacerbée pour que ma chair ne ressente pas la souffrance du corps étranger qu'on plonge en elle. Et là, dans les ténèbres impénétrables, dans le silence cotonneux d'une nuit hiémale, sur ma chair meurtrie, j'ai tissé avec délectation un motif incarnat, labyrinthique et tortueux, délicat, méandrique et somptueux. Les argiopes en ont perdu leurs rayures.

illustration de Fred Lechevalier

Je me suis reprisée, rapiécée, refaçonnée.
Les brisures raccommodées se sont scellées dans une nouvelle unité. Unicité.
Imparfaite.
Raku de mon cœur.
Wabi-sabi.
La beauté de l'imperfection.

J'ai vu la mèche d'une bougie qui frétille dans la nuit et qui envoie des lucioles à l'infini de l'univers pour guider les âmes perdues.
J'ai vu un mouvement d'étoiles qui choient au sein des nues insondables.
Une fébrile plante qui croît, s'extrait de la glaise qui enserre ses radicelles pour s'épanouir à la fraîcheur de l'aube.

J'ai vu une timide étreinte qui dure et se déploie.

J'ai vu qu'on pouvait s'offrir l'éclat de vie nécessaire à l'épanouissement de l'âme, accueillir chaque infime lueur d'espoir et la chérir tendrement.
S'ouvrir aux mondes...

J'ai vu qu'on pouvait s'offrir un amour qui transcende la mélancolie.
Un amour qui réconcilie les corps, les cœurs.
Un amour qui flamboie.
Accueillir l'autre, le.a laisser libre d'être.

J'ai vu des sons qui dansent la joie.

J'ai vu qu'on pouvait se perdre dans la caresse douce et folle de l'envolée d'une musique entêtante.

J'ai vu l'ombre et la lumière qui s'entremêlent et teignent de leurs saveurs multiples l'encre du papier.

Des mots qui ceignent.

J'ai vu qu'on pouvait libérer sa voix, sa voie, déverser ses larmes et ciseler des lettres, et les souffler dans l'âtre en vers qui ravivent le feu, raniment la vie.

J'ai vu qu'on pouvait choisir la vie.

À Marie Charrel, Émilie Dias, Luisa Leboulanger, Kévin Laffuste, Rodrigue Woittez, Ludovic Harbonnier et Ghislain Gilberti.
À toustes celleux qui m'ont brisé le cœur...
À toustes celleux qui ont trouvé de doux mots chaleureux de réconfort pour m'aider à me relever…
À toustes celleux qui souffrent…
Vous n'êtes pas seul.e.s. 3 nov - 12 déc 2023